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Crimes commis en RDC: Dr Denis Mukwege plaide pour une justice transitionnelle à la sous-commission des droits de l’Homme du parlement européen

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Malgré les menaces qui planent sur sa sécurité, le Prix Nobel de la Paix 2018, Docteur Denis Mukwege reste imperturbable et déterminé à poursuivre son combat pour le respect des droits humains et contre l’impunité sur les crimes contre l’humanité commis en République Démocratique du Congo. Il était à intervenir à la réunion extraordinaire de la sous-commission des Droits de l’Homme du parlement européen au sujet de la justice transitionnelle en RDC ce lundi 31 août 2020. Intervenant en vision conférence à partir de Bukavu, le célèbre gynécologue congolais est resté droit dans ses bottes. Pas un moindre signe  de faiblesse ni dans ses gestes, ni dans sa voix. Il a plaidé pour une justice aux victimes des crimes les plus graves commis au pays depuis plus de 25 ans. Voici l’intégralité de son intervention.

 

Intervention du Dr Mukwege à l’occasion de la réunion extraordinaire de la Sous-Commission des droits de l’homme du Parlement européen au sujet de la justice transitionnelle en RDC – 31 août 2020

Je tiens d’abord à remercier vivement la Présidente de la Sous-Commission des Droits de l’Homme, Madame Marie Arena, pour l’organisation de cette réunion extraordinaire mais aussi pour avoir rédigé avec la Vice-Présidente du Parlement européen, Me Heidi Hautala, un communiqué de presse en date du 12 août pour garantir ma sécurité par la Police des Nations Unies alors que je fais l’objet de menaces et d’intimidations pour avoir dénoncé des massacres et réclamer la justice dans mon pays, la République Démocratique du Congo (RDC).

Nous apprécions sincèrement ces témoignages de solidarité et de soutien, ainsi que celui exprimé par le Haut Représentant de l’Union et Vice-Président de la Commission européenne, Mr. Josep Borell. Merci !

Mesdames et Messieurs les Euro-députés,

Nous vous sommes reconnaissants pour votre attention sur notre plaidoyer de ce jour, qui a trait à l’impératif de rendre justice aux victimes des crimes les plus graves commis en RDC depuis plus de 25 ans.

Nous savons que nous aurons une écoute attentive avec vous car l’Union Européenne (UE) est la première organisation régionale à s’être dotée en 2015 d’une politique relative à la justice transitionnelle. En adoptant cette politique, l’UE a affirmé son intention de jouer un rôle actif dans les processus de justice transitionnelle avec les pays partenaires qui aspirent à sortir de la dictature et des conflits armés.

Nous sommes convaincus que la seule façon de mettre un terme au cercle vicieux de la violence et des représailles qui a endeuillé chaque famille, chaque communauté, chaque ethnie congolaise, c’est de faire intervenir une justice indépendante et impartiale, car l’impunité dont jouissent les auteurs et les instigateurs des abus et des exactions commis sur les populations civiles est l’une des raisons principales qui explique que ces crimes se poursuivent jusqu’à aujourd’hui.

Mesdames, Messieurs,

Un récent rapport du Bureau Conjoint des Nations Unies pour les Droits de l’Homme en RDC (BCNUDH) s’alarme de la détérioration de la situation des droits humains dans les provinces en conflit, en particulier en Ituri, au Nord et au Sud Kivu, mais aussi au Tanganyika, et a documenté plus de 4000 violations et atteintes aux droits de l’homme sur l’ensemble du territoire de la RDC au cours du premier semestre de l’année 2020, parmi lesquelles on compte un très lourd bilan humain de plus 1300 morts !

En moyenne, toujours selon l’ONU, huit civils sont tués chaque jour dans le cadre des conflits et bien souvent, ce sont les femmes et les enfants qui sont les principales victimes de ces atrocités qui se succèdent jour après jour comme de simples faits dans une société en pleine dissociation traumatique.

Cet impératif de justice représente donc un prérequis indispensable pour briser le cycle des violences et de l’instabilité, et une condition sine qua non pour avancer sur le chemin d’un développement et d’une paix durables.

Mesdames, Messieurs,

Personne ne peut dire que l’on ne sait pas ce qui se passe en RDC. La communauté internationale y est largement présentée depuis des décennies. Les sources d’informations crédibles et fiables ne manquent pas. Jour après jour, mois après mois, année après année, de nouvelles violations des droits humains sont documentées, rapportées et analysées.

Parmi ces sources, figure le rapport du projet Mapping concernant les violations les plus graves des droits humains et droit international humanitaire commises entre mars 1993 et juin 2003 sur le territoire de la RDC. Ce document dense et détaillé, basé sur des enquêtes et des recherches rigoureuses, est le fruit d’un travail d’un an effectué par une équipe d’experts des Nations Unies spécialisés en droits humains. Il couvre l’un des chapitres les plus tragiques de l’histoire récente de la RDC.

Ce rapport publié il y a 10 ans s’était fixé trois objectifs :

  1. dresser l’inventaire des violations les plus graves des droits humains et du droit international humanitaire,
  2. évaluer les moyens du système judiciaire national pour y faire face, et enfin
  3. élaborer une série de formules envisageables pour aider le gouvernement de la RDC à identifier des mécanismes appropriés de justice transitionnelle.

Mesdames, Messieurs,

Permettez-moi de passer en revue ces trois points avec vous.

  1. Ce rapport est avant tout une véritable cartographie, un inventaire documentant 617 « incidents » violents commis entre 1993 et 2003 qui suggèrent que des sérieuses violations des droits humains et du droit humanitaire ont été commises. Le rapport conclut que la majorité des crimes documentés peuvent être qualifiés de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre. Certains actes pourraient même être constitutifs du crime de génocide s’ils étaient portés à la connaissance d’un tribunal compétent.

Parmi ces crimes répertoriés par les Nations Unies qui, rappelons-le, sont imprescriptibles et pour lesquels aucune immunité ne peut être invoquée, il y a des femmes qui ont été enterrées vivantes après avoir été violées et empalées, des croyants qui cherchaient refuge dans des Eglises et qui ont été calcinés, et des malades assassinés sur leur lit d’hôpital. Ces crimes graves censés choquer la conscience de l’humanité ne peuvent être ni oubliés ni rester impunis.

  1. Dans le cadre de l’évaluation des capacités domestiques pour rendre justice, les experts onusiens ont estimé que les moyens dont dispose le système judicaire congolais pour mettre fin à l’impunité de ces crimes internationaux sont « sans aucun doute insuffisants ».
  2. Enfin, le rapport Mapping a formulé une série de recommandations à l’attention des autorités congolaises pour briser le climat d’impunité avec le soutien de la communauté internationale. Ces recommandations soutiennent la nécessité de recourir à divers mécanismes de la justice transitionnelle.

Ainsi, les experts des Nations Unies ont préconisé en premier lieu l’instauration de Chambres spécialisées mixtes au sein des juridictions congolaises – où des magistrats et des juges congolais siègeraient aux côtés de leurs homologues internationaux – pour rendre justice aux victimes et contribuer aux renforcements des capacités des organes congolais de poursuite et de jugement. En outre, ils recommandent la mise en place d’une Commission de la Vérité et de la Réconciliation et des programmes de réparation pour les victimes de la guerre et les communautés affectées. Enfin, ils encouragent de s’engager dans des réformes institutionnelles, telles qu’un assainissement des institutions et une réforme profonde des secteurs de la sécurité et de la justice pour garantir la non répétition des atrocités.

Mesdames, Messieurs,

Alors que ce rapport a été publié il y a 10 ans, aucune de ses recommandations n’a été appliquée à ce jour, malgré diverses promesses faites par l’ex Président Joseph Kabila, toutes restées sans suite. Cette absence de réponse de la justice est particulièrement choquante au regard de la gravité des crimes commis en RDC.

En vue d’enrayer les cycles récurrents de violences et son cortège d’atrocités dont nous réparons les conséquences à l’Hôpital de Panzi depuis plus de 20 ans, il est important aujourd’hui de s’engager à mettre en œuvre les recommandations du rapport Mapping, qui sont toujours d’actualité.

C’est dans ce contexte que nous sommes encouragé par la récente communication du Président de la République Démocratique du Congo  Felix Tshisekedi, homme politique sans lien avec les crimes du passé, qui a instruit le gouvernement congolais de mettre le dossier de la justice transitionnelle à son agenda lors du Conseil des Ministres en date du 7 août 2020.

Cette annonce constitue un pas en avant pour la reconnaissance du droit des victimes à la justice, à la vérité, et à des réparations. Gageons que le Président de la République, homme politique sans lien avec les crimes du passé fasse avancer la RDC sur le chemin de la justice et de la paix, avec le soutien de ses partenaires privilégiés, notamment l’Union européenne.

Nous demandons également aux autorités congolaises de procéder sans tarder à l’adoption et à la mise en œuvre d’une loi nationale sur la protection des défenseurs des droits humains en général et d’une loi spécifique visant la protection et l’assistance des victimes et des témoins, accompagnées de financements appropriés et durables.

De plus, nous souhaitons une participation effective des victimes, y compris des survivantes de violences sexuelles, à la conception, à la mise en œuvre et à l’évaluation des mesures de justice qui les concernent directement, dans l’esprit de la résolution 1325 du Conseil de Sécurité et de l’Agenda Femmes, Paix et Sécurité.

Mesdames, Messieurs,

Nous souhaitons aller plus loin que les recommandations du rapport Mapping. Nous sommes en faveur des chambres spécialisées mixtes mais nous plaidons également pour l’établissement d’un Tribunal pénal international pour la RD Congo pour différentes raisons.

D’abord, la Cour pénale internationale n’est compétente que pour les crimes commis après juillet 2002 alors que l’inventaire effectué dans le rapport Mapping couvre la période allant de 1993 à 2003.

 

Ensuite, il faut tenir compte de la dimension régionale du conflit en RDC, où diverses armées étrangères et divers groupes rebelles appuyés par des pays voisins sont intervenus sur le territoire congolais et doivent être aussi être tenus responsables des exactions qui ont été commises.

Pour que justice soit rendue au niveau domestique, il faudrait donc des accords d’extradition et une coopération judiciaire très efficace avec tous les pays impliqués, notamment l’Ouganda, le Rwanda et le Burundi, ce qui n’existe pas encore et qui nécessiterait une réelle volonté politique de tous les Etats concernés, qui fait actuellement défaut.

Nous plaidons donc pour une intervention du Conseil de Sécurité qui, sur base du chapitre VII de la Chartre des Nations, pourrait établir un Tribunal pénal international ad hoc pour la RD Congo, ce qui créerait le cadre nécessaire pour que tous les Etats soient obligés de coopérer pleinement avec cette instance de poursuite et de jugements des crimes internationaux commis en RDC, par des Congolais ou par des ressortissants étrangers.

Que ce soit pour l’établissement d’un Tribunal pénal international pour la RD Congo ou de chambres spécialisés mixtes, nous préconisons que sa compétence temporelle devrait s’étendre du début des années 90 jusqu’à aujourd’hui.

Enfin, nous appelons tous les Etats européens à faire usage du principe de la compétence universelle pour poursuivre ou extrader tous les auteurs présumés des crimes les plus graves commis en RDC.

Mesdames, Messieurs,

Le manque de volonté politique et la realpolitik ont trop longtemps primé sur le besoin et la soif de justice et de vérité. C’est dans ce contexte que les massacres se poursuivent dans l’impunité.

Cette situation qui fait honte à notre humanité commune ne peut plus durer. Nous espérons que le Parlement européen va s’engager par une résolution forte en vue de soutenir la mise en place et la mise en œuvre d’une stratégie de justice holistique en RDC.

En nous soutenant sur ce chemin de la paix, vous répondrez non seulement à la soif de vérité et de justice des victimes Congolaises, mais vous contribuerez aussi à réaffirmer les valeurs fondamentales de l’Union européenne dans ses relations extérieures, et à consolider la paix et la stabilité au cœur de notre grand continent africain, qui continue de saigner tous les jours et à grossir le flux migratoire vers l’Europe avec ses conséquences politiques, sociales et économiques.

Je vous remercie pour votre attention et pour les actions que vous allez initier.

Dr Denis Mukwege

Prix Nobel de la Paix 2020

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